jeudi 12 mars 2015

Vie imaginaire de Maria Molina de Fuenté Vaqueros

Granada / Sacromonte
 
1.

Je revenais d'un long voyage,
le regard lourd des chaleurs citadines traversées,
l'odeur de tous les chiens du monde comme un collier à mes chevilles ;
je n'avais plus les mêmes mains.

Je revenais de loin
et comme un train qui traverse les montagnes - silencieuses dans la chaleur -
les forêts de sapins, verts et noirs,
je voulais trouver la mer.

Nous avions rendez-vous au Cafe de las flores,
une toute petite boutique.
« Ils vont faire tomber l'immeuble juste en face.
Les services de la ville vont dynamiter le vieil immeuble pour construire autre chose,
peut-être un parc, ou agrandir les rues
Maria ne voulait pas rater l'éboulement,
les étages qui tombent, l'effondrement et cette place neuve soudain faite au milieu de la ville.
Entendu par hasard à la radio du matin,
«15h 15, début des manœuvres. Les rues alentour seront bouclées dès 13h,
pour des raisons de sécurité
Maria rentrait de Malaisie.

La façade de l'immeuble est entièrement couverte de tags
et il y a un garçon aux yeux verts
grand sur trois étages,
avec de larges mains
une nuque en osier, sans doute pleine de vigueur
et sous ses pieds, du même vert que ses yeux :
P. L. mort d'exaltation et de fatigue, avril 87.
Todo tu cuerpo me falta

 
6.



La chambre de Maria est grande,
blanche, murs et plafond,
le dessus de son lit est garance.

J'ai posé mon sac dans la maison voisine.
J'ai peu de choses :
1 paire de chaussures, 2 pantalons, quelques tee-shirts et 1 pull chaud,
le manteau, 1 couteau et du papier.
Je n'ai aucune image,
ni carte ni photo.

En fin de journée le bruit de la ville vient se plier au bas de nos portes,
nous entendons venir le soir.
A ce bruit, tout le corps répond,
entièrement la peau se tend, devient tambour,
devient forêt humide,
algue des profondeurs dont l'océan autour est tout entier sang et lymphe.
La route
qui tout le jour a brûlé, va rendre,
heure après heure,
la chaleur.

Je recopie les mots laissés par Maria, sur la table :

Je me sens dans cette ville comme dans un corps, j'ai cette sensation très lumineuse d'être caressée depuis l'aube, par ses longs poils et ses muqueuses, par sa peau grattée sentant goudron, gasoil mal brûlé, tabac et d'autres odeurs mystérieuses.
Je crois que dans le ventre des animaux il y a des rêves de tendresse.

En écrivant, ce matin,
je pense à toi, dans ta station sous-marine,
à chercher l'espace au fond de l'océan,
à ne jamais te résoudre à ce qui est,
à chercher d'autres cieux.
Quel corps fantasmé te fabriques-tu ? 


9.

A perte de vue, la mer nous entre dans la tête et tout le corps,
tu as toujours ta robe blanche.
Après cette longue nuit d'amour nous avons pris le bus tôt ce matin,
pour dormir quelques heures et s'éveiller ici.
Nous voudrions passer à gué,
marcher plusieurs jours jusqu'au Maroc.
Les eaux de la mer d'Alboran nous en empêcheront toujours,
même si le vent porte à nous tout le poivre de la côte.

Nous étions loin cette nuit,
loin de la ville, des trains de nuit, des snacks, des Repsol 24/24 !
Tu te souviens du tatouage que portait cet homme à Gibraltar ?
Le long de sa jambe, en lettres noires :
De l'autre côté de mon corps est une nuit profonde,
dormez chiens frénétiques qui gardez les couleurs.
Et sur le dos, presque comme un croquis :
Où est l'Or de nos rêves ?
Il disait :
« C'est un passage, le lieu même du mouvement,
du rocher tu aperçois l'étranger qui te regarde
de ses yeux aussi noirs que les tiens
tu voudrais y aller d'un vol, sauter, qu'il t'accueille dans ses bras,
manger là-bas, danser jusqu'à extinction de tes pieds
et revenir dormir ici. »

A Gibraltar je voulais te parler de l'écriture, cette nuit-là,
tu avais ta robe blanche et tu dansais à corps-se-rompre,
cette nuit-là je venais de comprendre que je n'arrêterais jamais d'écrire,
que les voitures, les pistes d'atterrissage, les vagues qui se brisent, les hitchhikers, les cargos,
tout ce que la ville peut contenir d'oiseaux,
étaient phrases, mots, images,
et que le rythme qui me saisissait à leur approche était déjà une écriture,
même si les mots viendraient plus tard.
La radio, comme une trêve dans ma réflexion :
« During the night we've lost a cargo boat off the coast of Ceuta...»
puis le serveur :
« the bill please »
Ecrire pour s'inventer un corps qui n'a ni pied ni hanche,
qui ne se disloque pas, qui irradie : un vol d'étourneaux ou la distance entre deux montagnes.
Ecrire pour se donner du temps pour rire.
Mais pour pouvoir écrire il faut avoir le regard habité par un autre
et le corps de cet autre, parfois, au fond des mains.

Je sais que ta tristesse est là.
Je la sens.
Les premiers baigneurs arrivent, posent leur serviette et leur parasol,
tu regardes.
Dans le soleil d'alors les corps sont incroyablement beaux,
comme des biscuits, on en voit chaque aspérité,
la lumière les habille, les fait bouger, battre, renoncer à tout le sommeil en retard,
et tu regardes toutes les épaules qui sortent encore de l'eau,
le bas des corps qui disparait dans les vagues.
Nous allons repartir, dans deux heures peut-être, peut-être plus,
je te regarde, la robe blanche de Gibraltar,
- achetée au hasard, très vite, les yeux fermés,
la main tendue : c'est celle-là ! Celle-là ? Oui, rien d'autre, celle-là ! -
et la mer qui nous éblouit, à perte de vue, nous entre dans la tête et tout le corps.
Au dos de l'addition j'avais noté cette comptine :

Sur la route reviens à moi
sur la route retourne-toi
je sais que ta tristesse est là
mais s'il te plaît ne m'oublie pas

 


 


mercredi 23 novembre 2011

Sur le paysage


Un second extrait de la lecture de mon nouveau recueil, Et l'imagination est directement matière, puissance de la dialectique ! A l'Atelier du Verseau, à Lyon. 

mercredi 2 novembre 2011

Matériel Militant

«


Plus le temps passe,


avec ses chariots de clous,

plus il me faut lâcher, rendre à la matière,

dégraisser, affiner,


délier le fagot,

jusqu’au jour où la mort m’attendra,


avec sa grande aiguille,


et me demandera


(dans la langue des sauterelles et des grillons)


de passer par le chas

ou de m’en retourner batifoler à l’autre bout
»
Matériel Militant
Titre du recueil sur lequel nous travaillons avec Laura Krompholtz en vu d'une publication. 

jeudi 6 octobre 2011

L'Amour Fou

Un extrait du travail sur l'Amour Fou, (l'interpellation de la tour de contrôle, la plus proche, à destination d'un avion cargo, perdu à la recherche de l'amour fou au large de Belle Isle) que nous jouons, jusqu'au 15 octobre (relâche jeudi 13) au théâtre des Clochards Célestes, à 20h



Tout à l’heure je serai sur la pointe friable, 
au bout du bout de la côte.
Je regarderai l’Océan déraciner des arbres de sable, des arbres centenaires,
qui depuis des centaines se déracinent plusieurs fois par seconde,
avec toujours des yeux pour l’aventure.

Tout à l’heure j’aurai fini de traverser le marais,
j’en aurais fini avec cette route qui va sans aller,
qui se traîne et crache des ombres aux tournants.
Tout à l’heure je serai à cet endroit de la côte d’où les vagues, entre elles,
paraissent un attelage de boeufs,
et je regarderai les bêtes toutes d’écume, labourer les sables éteints.

Tout à l’heure il sera tard.
Les mouettes mangeront les dernières minutes agitées dans le soleil
et le cri de la terre que le jour quitte,
s’élèvera de toutes les issues,
comme une clameur de fête.

Tout à l’heure, arrivé à cette place haute,
en surplomb de l’océan,
je regarderai rentrer les bateaux fatigués, comme des chiens qui ont couru le vent.
Je regarderai le vent traverser l’air,
Et lorsque les rocs irascibles se mettront à chanter, lorsque les arbres se
prendront pour les phoques et se mettront à marcher droit de côté,
j’y serai,
debout, les yeux ouvert à l’étranger.
J’y serai
sur l’aile friable,
à la pointe de la pointe,
au dernier caillou de la côte, que l’ombre de l’oiseau peut, à elle seule,
recouvrir.
J’y serai.

vendredi 2 septembre 2011

L'Autre au travail / article pour la revue Europe

Une partie de la revue Europe d'août-septembre (n°988-989) est consacrée à André Benedetto : 6 articles, réunis et préfacés par Olivier Neveux, ainsi que 2 textes d'André Benedetto.

J'en ai écrit l'un d'eux : l'Autre au travail. En voici un aperçu :



André Benedetto ne jouait pas, il n’entrait pas dans le personnage, comme s’il s’agissait d’un cul-de-sac ; il restait à l’entrée et montrait, désignait ce qu’il voyait. Pour Médée tourbillon solo, il était vêtu d’une grande robe orange, les yeux et les lèvres maquillés pour leur donner une présence, jusqu’aux derniers rangs du théâtre. Il avait un long bâton de marche, qui lui suffisait pour camper Thésée. Des poignées de cailloux blancs dans les poches, qu’il sortait, quelquefois, pour faire de la musique, donner le rythme, en les agitant dans sa main tandis qu’il fredonnait une chanson. Dans un coin il y avait quelques objets, éléments de décor. Et un pupitre avec un verre d’eau.
Chacune des Médée, appelée à comparaître, était désignée d’un geste ou d’une posture. Chacune était campée, comme un croquis, en quelques gestes. Lui, l’acteur, debout et face à nous, désignant, esquissant chacun des personnages, nous adressait paroles et dialogues.
L’adresse au public était, pour lui, une chose fondamentale. En 2008 dans un texte intitulé Parler face au public 6, il écrivait : « Pour un acteur, le seul partenaire auquel il doit s’adresser, est en réalité le public en face de lui, plutôt que son partenaire direct qui se trouve à côté de lui sur la scène ! » Le théâtre ne doit pas être « une histoire d’insecte » qui se dit entre soi, mais un acte qui « se fait en public, avec le public, comme s’il se faisait devant le monde entier. Il prend à témoin l’univers qui peut à tout moment intervenir d’une manière ou d’une autre, par tel ou tel personnage, monstre ou voix humaine (ou divine!). […] Si les acteurs se parlent entre eux sur scène, en ignorant le public, on ne se trouve plus au théâtre mais à la radio ou au cinéma. Le spectateur n’est plus qu’un observateur, il n’est plus impliqué dans l’action même du théâtre. Il est là à regarder et à écouter des poissons rouges dans un bocal, des animaux dans une cage, des performeurs dans une bulle, des travailleurs sur un chantier, des autochtones dans leur village, des numéros de cirque sur une piste (où d’ailleurs seuls les clowns introduisaient le théâtre, pendant de brefs instants, du temps — c’était l’âge d’or — où étant l’un à côté de l’autre, ils se parlaient à la cantonade sans se regarder). »
En tant qu’acteur, il avait une grande conscience du rythme et de la gestuelle. Il en avait fait deux éléments structuraux de son art, et son théâtre empruntait beaucoup à la danse ou aux formes de théâtre orientales qui codent la réalité pour la rendre présente à l’esprit des spectatrices et des spectateurs, mais sans jamais la jouer complètement, de peur de la supplanter. L’acteur n’est pas un chien savant ! 


6. Ce texte n’a pas été publié, il a été écrit le 6 novembre 2008.


Revue Europe (le site)

samedi 13 août 2011

Winterreise

Nous sommes en train de préparer un prochain film, Souvenirs matériels, dans lequel trois des lieder (respectivement les n° 1, 6 et 15) du Winterreise (voyage d'hiver) de F. Schubert, ont une place importante. 
Voici les originaux et leur traduction, à laquelle j'ai travaillé au début de l'été (pour les sous-titres du film). 


Le Winterreise est un cycle de 24 lieder que F. Schubert a composé une année avant de mourir, à partir des poèmes de W. Müller. 



Gute Nacht
Fremd bin ich eingezogen,
Fremd zieh' ich wieder aus.
Der Mai war mir gewogen
Mit manchem Blumenstrauß.
Das Mädchen sprach von Liebe,
Die Mutter gar von Eh', -
Nun ist die Welt so trübe,
Der Weg gehüllt in Schnee.
Ich kann zu meiner Reisen
Nicht wählen mit der Zeit,
Muß selbst den Weg mir weisen
In dieser Dunkelheit.
Es zieht ein Mondenschatten
Als mein Gefährte mit,
Und auf den weißen Matten
Such' ich des Wildes Tritt.
Was soll ich länger weilen,
Daß man mich trieb hinaus ?
Laß irre Hunde heulen
Vor ihres Herren Haus;
Die Liebe liebt das Wandern -
Gott hat sie so gemacht -
Von einem zu dem andern.
Fein Liebchen, gute Nacht !
Will dich im Traum nicht stören,
Wär schad' um deine Ruh'.
Sollst meinen Tritt nicht hören -
Sacht, sacht die Türe zu !
Schreib im Vorübergehen
Ans Tor dir: Gute Nacht,
Damit du mögest sehen,
An dich hab' ich gedacht.
Bonne nuit
Etranger je suis entré,
Etranger il me faut repartir, 
Le moi de Mai m' avait accueilli
avec ses gerbes de fleurs.
La jeune fille avait parlé d'amour, 
la mère de mariage, -
Mais maintenant l'univers est devenu si sombre,  
le chemin s'est enveloppé de neige. 

Je ne peux choisir
l'heure de mon départ, 
je dois être mon propre guide
dans cette obscurité.
L'ombre de la lune
me suit comme une compagne, 
Et sur la blanche étendue, 
je cherche les traces de pas sauvages. 

Pourquoi demeurer plus longtemps, 
jusqu'à ce qu'on me chasse au dehors ? 
Laisse hurler les chiens fous
devant la maison de leur maître ; 
L'amour aime à errer, 
et va de l'un à l'autre - 
Dieu l'a fait ainsi.
Ma tendre bien aimée, bonne nuit ! 

Je ne veux pas déranger celle qui rêve, 
ce serait troubler ton repos.
Tu n'entendras point mes pas -
Doucement, doucement je referme la porte ! 
En passant j'écris sur le portail, pour toi : 
Bonne nuit, 
Pour que tu puisses voir
que j'ai pensé à toi. 

Wasserflut

Manche Trän' aus meinen Augen
Ist gefallen in den Schnee;
Seine kalten Flocken saugen
Durstig ein das heiße Weh.
Wenn die Gräser sprossen wollen
Weht daher ein lauer Wind,
Und das Eis zerspringt in Schollen
Und der weiche Schnee zerrinnt.
Schnee, du weißt von meinem Sehnen,
Sag', wohin doch geht dein Lauf ?
Folge nach nur meinen Tränen,
Nimmt dich bald das Bächlein auf.
Wirst mit ihm die Stadt durchziehen,
Muntre Straßen ein und aus;
Fühlst du meine Tränen glühen,
Da ist meiner Liebsten Haus.
Grandes eaux

De mes yeux, beaucoup de larmes
sont tombées sur la neige; 
ses flocons gelés
boivent avec soif ma douleur brûlante. 

Quand les premières pouces voudront sortir
le vent sera un souffle tiède, 
et la glace éclatera en morceaux
et la douce neige disparaîtra.

Neige, tu connais mon désir, 
dis moi où ta course te mène ?
suis seulement mes larmes, 
bientôt le ruisseau t'accueillera. 

Avec lui tu traverseras la ville, 
les rues vives au dehors comme au dedans ; 
quand nous seront devant la maison de celle que j'aime,
tu sentiras mes larmes te brûler. 

Die Krähe

Eine Krähe war mit mir
Aus der Stadt gezogen,
Ist bis heute für und für
Um mein Haupt geflogen.
Krähe, wunderliches Tier,
Willst mich nicht verlassen ?
Meinst wohl, bald als Beute hier
Meinen Leib zu fassen ?
Nun, es wird nicht weit mehr geh'n
An dem Wanderstabe.
Krähe, laß mich endlich seh'n
Treue bis zum Grabe !
La corneille
Une Corneille était avec moi
quand je suis sorti de la ville, 
et jusqu'à maintenant elle n'a cessé
de voler autour de ma tête.

Corneille, animal fantasque, 
ne veux tu pas me laisser ? 
crois tu trouver avec mon corps
une proie à saisir ? 

Maintenant, il n'y a plus long à marcher
avec mon bâton de marche.
Corneille, laisse moi  voir en toi
enfin quelqu'un qui me soit fidèle jusqu'à la tombe !